1983-1987 : d’une Allemagne à l’autre, les partenariats des Francas en RFA.


1983-1994 : plus de dix années de travail international. Un bail ! Divisons la période en deux parties. De 1983 à 1987, je fus le « collaborateur pédagogique OFAJ » de la Fédération des Francas – on va expliquer plus bas de quoi il retourne. Ensuite, j’ai exercé d’autres fonctions pour les Francas, en Région Champagne-Ardenne puis de nouveau au niveau national, mais j’ai gardé jusqu’en 1994 la responsabilité de la commission « Europe et international » du CNAJEP.


Faute de place, ce texte ne traitera que de la première période et traitera donc de la contribution des Francas aux relations franco-allemandes de jeunesse.


Pour autant, l’ensemble de la période a été spécialement importante pour l’Europe entière et laisse des souvenirs évidemment très forts : intégration de l’Espagne et du Portugal dans l’Union européenne (1986 – cela ne fait pas si longtemps après tout) ; préparation de l’acte unique européen (1985) puis du traité de Maastricht (1992) sous la présidence de Jacques Delors à la Commission des Communautés Européennes, et inscription dans les traités des problématiques « jeunesse » et « animation socio-éducative » qui ont permis ensuite le développement de programmes européens spécifiques et notamment « Jeunesse pour l’Europe ». Enfin, chute du mur de Berlin (1989), fin de l'URSS (1991) et arrivée d’un seul coup de la foule des partenaires d’Europe centrale et orientale – on les appelait à l’époque les PECO -, qui réclamaient contacts, échanges, aide, accompagnement… Tout a changé !


Le souvenir est encore présent de ce jour de septembre 1983 : alors simple prof faisant sa troisième rentrée et formateur occasionnel de l’équipe régionale des Francas de Champagne-Ardenne, je reçus du délégué général de la Fédération des Francas, Pierre Durand, un appel à candidature pour le poste de « formateur permanent responsable du franco-allemand » au centre fédéral, à Paris.


Germaniste, revenant par ailleurs de deux années passées aux Pays-Bas, il n’a pas fallu une semaine complète pour que j’annonce à mon proviseur, avec un grand sourire qu’il n’a pas manqué de me faire remarquer, que « je regrettais » de devoir quitter son établissement.


J’ai alors fait la connaissance de Christian Robin, qui, venant de sa natale Auvergne, avait une année durant assuré l'intérim des fonctions que je prenais.


Il s’agissait donc d’être le « collaborateur pédagogique OFAJ » des Francas. Cet intitulé désignait le poste que l’Office franco-allemand pour la Jeunesse – doté de puissants moyens – co-finançait avec les plus importantes des Fédérations associatives, en France comme en Allemagne, dans l'objectif de développer les échanges franco-allemands dans toutes leurs dimensions : échanges d’enfants, de jeunes, d’animateurs, de responsables…


Cette co-gestion de poste est tout à fait originale : fortement marquée par les méthodes « paritaires » allemandes, elle se fonde sur le principe de subsidiarité selon lequel une structure étatique, ou plutôt bi-étatique en l'occurrence comme est l’OFAJ, doit s'interdire de développer des moyens d'action propres si des associations, fédérations ou organisations non gouvernementales sont disposées à agir à sa place.


Il en résultait une incitation financière forte pour l’embauche par les grands réseaux fédératifs de « collaborateurs pédagogiques ». Exemple type de jeu à somme gagnante comme les allemands savent en proposer, pendant que les Français s’ingénient à se compliquer la tâche par de stériles concurrences privé-public. Par ce système, l’OFAJ d’une part dispose d’un réseau d’acteurs à l’intérieur même de chacun de ses grands partenaires, qu’elle peut réunir, mobiliser, qualifier – une convention règle tout cela – et les Fédérations d’autre part disposent d’un moyen supplémentaire bien financé recruté par elles, l’OFAJ prenant même en compte les déplacements du collaborateur pédagogique pour ses missions.


Ce partenariat de l’OFAJ et des Francas doit être souligné particulièrement car il s’inscrit maintenant dans la longue durée - plus de trente ans maintenant – et il importe de le resituer dans l'époque qui mène de l'après-guerre à la réunification.


Avant la réunification, la question de la « gauche de la gauche » était quasi-taboue en Allemagne de l'Ouest, compte tenu de l’existence de l'autre Allemagne, toute entière vouée par les soviétiques au « parti frère », sur le parfait modèle de toutes les autres « démocraties populaires ».


Cependant, pendant la période, les Francas avaient su - notamment sous l'effet de leur pluralisme interne - tisser des relations avec trois grands mouvements de la gauche allemande non communiste, chacun représentant un courant particulier de cette gauche, et ouvrant donc un éventail de partenaires plutôt large. Les Francas représentaient alors certainement la partie la plus progressiste des partenaires institutionnels de l’OFAJ – quasiment la justification en acte de son pluralisme, et donc à ce titre extrêmement important pour l’affichage de l’organisme, fatalement marqué par le poids politique assez droitier de ses cofondateurs, De Gaulle et Adenauer.


Ces trois mouvements étaient premièrement l’Arbeiterwohlfahrt (qu’on abréviait « AWO »), deuxièmement les « Falken » (de leur nom complet « SJD-Die Falken », soit « Jeunesses socialistes d’Allemagne-Les Faucons ») et troisièmement les Jeunes Amis de la Nature de l’Allemagne (« Naturfreundejugend Deutschlands », NFJ)


L’AWO était le loin le partenaire le plus puissant en termes de moyens et de volume d’échanges. Pour approcher l’idée de ce que l’AWO représente en Allemagne, il faut s’imaginer une Ligue de l’enseignement (dont elle est d’ailleurs un autre partenaire privilégié) qui gérerait en direct et sur tout le territoire des foyers du troisième âge, des maisons de retraite, des crèches-halte garderies, des clubs de jeunes, des activités enfant, etc. etc. Il faut aussi s’imaginer une liaison particulière au Parti social-démocrate allemand dans la partie la plus modérée de celui-ci, un peu à l’image de la relation en France de la Fédération Léo Lagrange et du PS.


Dans l’ensemble, les Francas et l’AWO ont tissé de très solides contacts, bien démultipliés sur l’ensemble des territoires volontaires pour s’engager dans la relation franco-allemande, et sur des bases politiques et éducatives assez proches, si on ne rentre pas dans les détails des démarches pédagogiques, qui, elles, sont toujours fort différentes d’un pays à l’autre.


Voilà une contribution importante des Francas : au delà de toutes les différences institutionnelles et structurelles très importantes d’avec l’AWO, avoir pu, sur la base d’un dialogue éducatif entre responsables et animateurs des deux mouvements, développer des échanges nombreux et multiformes et mettre en place ensemble des stages de formation à la relation internationale sans s’encombrer du formalisme français lié au franco-français BAFA qui n'interessait pas ni ne concernait les responsables allemands de l'époque.


Ces stages furent d’ailleurs, au moins pour la période dont il s’agit ici, largement ouvert aux dynamiques trinationales – ce qui est un indice de plus de leur vitalité : avec les italiens d’ARCI-RAGAZZI d’abord, mais aussi avec les Belges des « Faucons rouges » (qui n’arrivaient pas à travailler de leur côté avec leurs homologues allemands des Falken, voir la suite du texte sur ce point) et les pionniers hongrois, les seuls d’Europe de l’Est à avoir osé se prêter au jeu.


On se souviendra de stages trinationaux ou quadrinationaux formidables de densité humaine et d’enrichissement culturel : à Angoulême avec les Hongrois, à Pallazzo al Piano, près de Sienne, ou encore au bord du lac Trasimène avec les italiens, au Cailar et à la Marlagne près de Namur avec les Belges et les Italiens. Viendront un peu plus tard ensuite les Finlandais des « Kalevan Nuorten Liitto », devenu depuis partenaires des Francas aussi pour les échanges d'enfants.


A contrario, la coopération était assez difficile avec les Falken, qui pourtant se situaient également dans la mouvance du PS allemand : mais les Falken étaient d'abord un mouvement de jeunesse politique intégrant les enfants très tôt dans des dynamiques pouvant être qualifiées de partisanes, ce qui faisait bondir le sens laïque des responsables francas, d’autant que leurs positions les rapprochaient plus d’un mouvement de Jeunesses « communistes » que d’un MJS selon les canons politiques de l’époque en France.


Assez obnubilés par les problématiques tiers-mondistes qui les portaient plus vers l’Amérique centrale ou du Sud que du voisin français bien capitaliste, les Falken n’ont cultivé leurs relations aux Francas que sous l’implusion de quelques uns de leurs adhérents qui – peut-être en mémoire de la commune de Paris ou des autres révolutions du XIX° siècle – souhaitaient entretenir les contacts. Ceux-ci ont dépéri au fil de la période au moins au niveau des échanges d’enfants, car il était très délicat pour les Francas d’impliquer des jeunes mineurs accueillis dans des structures affiliées dans des camps de scoutisme très « rouges », où l’actualité du Nicaragua de l’époque ou celle de Cuba était si abondamment encensée. Hormis quelques exceptions locales, cette contradiction générale entre Francas et Falken ne fut pas surmontée dans la période. Ce qui, par contraste, montre à quel point la valeur de laïcité est vivante, ancrée et cosubstantielle à l'action des Francas.


Les relations avec les NFJ étaient plus limitées : d’une part leur assise en Allemagne était moindre que les deux premiers mouvements, d’autre part leur spécificité limitait les partenariats possibles aux œuvres affiliées francas qui avaient un projet particulier en matière de nature et d’environnement.


Au cours de la période, deux autres mouvements issus de la gauche allemande se sont ajoutés à ces trois partenaires : d’une part la Deutsche Schreber Jugend (DSJ), d’autre part la Solidaritätsjugend Deutschlands (Soli-Jugend). Je suis à l'initiative des contacts avec l'une et l'autre, compte tenu de la déperdition enregistrée dans nos relations avec les Falken, qu'il fallait compenser pour conserver voire augmenter le volant d'échanges d'enfants.


Les deux associations avaient en commun premièrement de disposer d’une audience plus limitée, et deuxièmement d'être liées à des domaines d’intervention plus sectoriels : l’animation autour des jardins ouvriers pour la DSJ, le cyclotourisme « social » pour la « Soli-Jugend ».


Toutes deux disposaient cependant de racines historiques et politiques très profondes dans la société allemande. Les relations avec la Soli-jugend ont survécu jusqu’aujourd’hui, pas celles avec la DSJ, à cause hélas de la disparition des dirigeants qui portaient dans l’association la préoccupation franco-allemande.


De manière générale, j’ai pu constater d’ailleurs à moultes reprises que l’engagement international est affaire de convaincus, quels que soient les fondements de la conviction. C’est sans doute la contrepartie obligée du fort investissement personnel qu’exige la relation internationale, notamment pour des Français, plus habitués que beaucoup d’autres européens à la facilité de baigner constamment dans leur propre culture – culture foncièrement monolingue par ailleurs, faut-il le rappeler, voire le déplorer ?


Quant aux relations des Francas avec la « soi-disant RDA » (« Sogenannte DDR »), comme disaient de manière rageuse les Allemands de l'ouest, elles existaient de manière autonome, et allaient même jusqu'aux échanges de jeunes malgré l'étanchéité de la frontière interallemande. Mais c’est une toute autre histoire et la place manque ici pour les évoquer. Ces relations échappaient de toute façon complètement au partenariat Francas-OFAJ et le « collaborateur pédagogique » n’avait aucun mandat sur la question, même s’il s’y est intéressé d’assez près.


Mentionnons quand même au passage cette contribution exceptionnelle des Francas aux échanges européens d'enfants et de jeunes : avec la RDA comme avec tous les autres pays du glacis soviétique, ils ont su garder le contact, convaincre les mouvements d'enfants et de jeunes des « démocraties populaires » d'organiser des échanges sur une base stricte de réciprocité – autant de jeunes envoyés que de jeunes accueillis sans jamais transiger avec ce principe. Et cela a fonctionné jusqu'au grand changement : jeunes polonais, hongrois, roumains, bulgares, tchécoslovaques etc. sont bel et bien venus en France - en nombre équivalent aux jeunes français qui se rendaient chez eux - alors que les frontières étaient en principe fermées ! Il ne faut pas sous-estimer ce que ces flux d'échanges hors normes représentaient pour les mouvements d'enfants et de jeunes de l'autre côté du rideau de fer, et la somme de contacts qu'ils ont induits au fil du temps, car j'ai pu constater par moi-même bien après à quel point ces relations pouvaient être durables.


Mais revenons à « l’ouest » : que reste-il de cette autre somme de contacts, de ces milliers de kilomètres parcourus grâce à la « Deutsches Bahn » ou à la SNCF, de toutes ces nuits dans le train Paris-Cologne qui vous amenait aux pieds de la cathérale à 6 h 00 du matin, tout moulu d’un mauvais sommeil alors que les « Kaffees » n’étaient même pas encore ouverts, ?


Très certainement cette chose fondamentale : la qualité et la pérennité des relations franco-allemandes que les Francas ont tissé au fil du temps ont permis dans la période de dépasser complètement le stade de la simple découverte mutuelle, ou, comme on disait alors de la « comédie des différences » pour s’aventurer, de concert avec les partenaires allemands, sur des terrains autrement plus complexes : penser ensemble une relation pédagogique adaptée aux uns et aux autres, respectueuse des besoins, des envies et des possibilités de tous, ouvrir la relation purement franco-allemande pour que les autres partenaires qui le souhaitaient puissent eux-aussi s’inscrire dans ce processus authentiquement européen, s’affranchir des contraintes diplomatiques – même au prix de sérieuses controverses – pour approcher l’authenticité de la relation interculturelle jusque dans ses frustrations et ses rugosités. Les centaines de jeunes impliqués ensemble dans les échanges ont profité de ces dynamiques et ont pu ainsi prendre conscience du fait que la relations interculturelle ne va certainement pas de soi, qu’elle doit se construire, sur la base d’une attention portée tant à l’autre, qui n’est pas de la même culture, qu’à soi-même, à ses conditionnements, à ses réflexes comportementaux spontanés.


En ce sens, les échanges franco-allemands – pour tous leurs acteurs - ont constitué à l’époque le creuset d’une relation internationale plus authentique, ainsi qu’un formidable outil de connaissance de soi-même et de sa culture.


Quelques années plus tard, la chute du mur de Berlin a apporté bien d’autres priorités : il fallait, pour 17 millions d’Allemands cantonnés jusqu’ici à l’intérieur des frontières de la RDA, rattraper le temps perdu et multiplier quantitativement les échanges. L’histoire l’a voulu ainsi. Mais au fond, quel ami de l’Allemagne, ayant un peu fréquenté les deux Berlin, les contrôles tatillons de la « Police populaire », les aboiements enragés des chiens d’attaque à la frontière et toute cette sorte de choses, peut sérieusement s’en plaindre ?


Denis QUEVA

26 septembre 2007