Les Francas et l’Europe : une rencontre pas facile…

 

Les Francas n’ont pas attendu la construction européenne pour s’intéresser aux questions internationales. En témoigne notamment cette phrase issue de leur document fondateur de la fin 1944, sous l’intitulé « PAIX » :

 

Au delà de la France, les F.F.C. auront des relations avec les jeunesses des pays étrangers, ils veulent les connaître, les comprendre, les apprécier à leur juste valeur dans un but de sympathie humaine et de paix générale.[1]

 

Cette phrase programmatique s’est traduite dans les faits par le développement d’échanges de « cadres », puis d’échanges de groupes d’enfants avec un grand nombre de partenaires, principalement en Europe ou en Afrique.

 

Pourtant, paradoxalement, cet aspect de leur activité ne leur a pas permis de s’inscrire pleinement dans le vaste mouvement qui a conduit à une véritable « Union européenne », et qui se poursuit sous nos yeux, si tant est que l’élargissement autant que l’approfondissement de cet ensemble européen est une des questions majeures du Monde au XXI° siècle.

 

Il est intéressant de tenter d’expliquer ce paradoxe : pourquoi les Francas, malgré leurs efforts – témoins de leur prise de conscience du phénomène – rencontrent-ils cette difficulté d’approcher l’Europe, prise en tant qu’entité politico-économique autonome ?

 

Les explications possibles tiennent sans doute d’une part à la manière dont l’Europe s’est construite, d’autre part aux caractéristiques sociales et idéologiques fondamentales des Francas.

 

Passés les élans enthousiastes des « pères fondateurs » de l’Europe comme communauté européenne, dont la vision politique et citoyenne est indiscutable, celle-ci s’est rapidement installée comme puissance économique chargée de conduire des politiques sectorielles importantes mais strictement limitées par les Traités de base : politique agricole commune, politique énergétique, échanges de jeunes travailleurs…

 

Si importants qu’aient été ces secteurs pour les Etats membres, ils n’ont évidemment pas concerné les Francas au premier chef.

 

Il a fallu attendre le milieu des années 80 et « l’Acte unique européen », puis le début des années 90 et le Traité dit « de Maastricht » pour que s’engage un mouvement d’acquisition de nouvelles compétences et soit constituée une Union européenne dotée de compétences sur les sujets qui concernent pleinement les Francas  : échanges de jeunes, visites d’études pour animateurs socioculturels, charte sociale, politique d’égalité professionnelle des hommes et des femmes (donc mise en place d’échanges d’expériences entre pays membres et élaboration de stratégies communes sur la question des modes de garde des enfants), intégration des questions sociales et éducatives dans les politiques de rééquilibrage des territoires européens entre eux…

 

De ce strict point de vue, l’Europe[2] n’est donc devenue « intéressante » pour les Francas que dans la dernière décennie. Historiquement, il est donc assez compréhensible que ceux-ci ne se soient pas encore dotés des moyens d’approcher concrètement et efficacement les institutions de l’Union… D’autant que – de surcroît - un certain nombre de facteurs de nature « culturelle » chez les Francas peuvent être interprétés comme des obstacles à surmonter pour y parvenir.

 

Premièrement, les compétences quasi-exclusivement économiques longtemps exercées par la Communauté européenne ont assurément conduit les Francas à se méfier de l’internationalisme libéral dont elle était pour eux l’expression. Le souffle libéral sur l’Europe a un peu perdu de sa force depuis les années 80, mais une Europe authentiquement citoyenne, éducatrice et généreuse – c’est-à-dire accordée aux valeurs que les Francas promeuvent - reste à coup sûr à construire.

 

De plus, l’hypothèque que quelques Etats membres et certains services de la Commission européenne font peser sur la notion de « service public à la française » est de nature à accentuer encore cette méfiance des Francas, puisque leur histoire fait corps avec cette conception de l’action collective qu’est le service public « laïc et républicain »[3]

 

Deuxièmement, selon leur conception de l’action internationale, selon aussi leur pluralisme interne, les Francas ont avec constance exprimé leur volonté de considérer l’Europe comme entité géographique « de l’Atlantique à l’Oural ». Il faut mettre à leur crédit d’avoir réussi, bien avant que la chute du Mur de Berlin soit pensable, à jeter autant de ponts entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, sans pour autant que ces efforts soient politiquement récupérés d’un côté ou de l’autre… malgré toutes les tentatives.

 

La face de l’Europe a changé mais les individus, les contacts, les amitiés sont restés. Il est désormais admis que l’Union européenne a vocation a accueillir tous les Etats européens : sur ce point, la réalité s’apprête donc à rejoindre progressivement la conception que les Francas ont exprimé historiquement de l’Europe. Mais là encore, peut-être ces bouleversements à l’échelle du mouvement sont-ils encore trop récents pour avoir été pleinement intégrés dans la représentation que les Francas peuvent s’être forgés de l’entité européenne.

 

Enfin, les Francas sont… français. Au contraire d’autres mouvements d’éducation populaire en France, ils ne constituent pas la branche française d’une organisation internationale qui aurait accompagné ou suscité leur implantation en France, pas plus qu’il n’ont cherché à « essaimer », pressentant sans doute avec justesse qu’ils étaient le produit d’une société donnée, qu’il n’était pas question de « plaquer » sur une société étrangère.

 

Ils sont donc voués depuis leur origine à un partenariat avec des organisations étrangères assez différents d’eux mêmes, même si celles-ci poursuivent des buts sociaux, éducatifs et culturels analogues. La construction de ce type de partenariat, très respectueux de la personnalité de l’autre, est forcément lente et incertaine. La création de la FIEEA[4], en 1983, ainsi que diverses initiatives de mise en réseau ont permis de consolider et pérenniser certaines relations privilégiées, sans pourtant aboutir à une cohésion suffisante entre partenaires qui permette, sur le long terme, de porter fortement leurs problématiques communes de travail auprès des institutions internationales, continentales ou mondiales.

 

Car on ne peut aborder un interlocuteur européen que de manière européenne : la Commission européenne a déjà beaucoup trop vu de ces Français venus tous seuls porter leur bonne parole au nom de l’idée que « ce qui est bon pour la France est forcément bon pour l’Europe »…

 

Alors quelles perspectives pour cette rencontre difficile des Francas avec l’Europe ? Leur faudra-t-il s’engager dans une « grande » organisation internationale reconnue, pour y travailler, y apporter leur projet, le frotter à celui de partenaires étrangers et ainsi construire avec eux des problématiques assimilables à l’échelle européenne ? Leur faudra-t-il, forts de leurs actuels partenaires, intensifier la coopération avec ceux-ci à un tel point que, tous ensemble, ils puissent approcher les institutions ? L’histoire et les choix collectifs des hommes décideront.

 

Une chose est certaine cependant : l’Union européenne existe telle qu’elle est, et non telle que les Francas auraient pu la rêver. Elle oubliera donc forcément les enfants si on ne lui rappelle pas avec force que ceux-ci existent aussi.

 

La pleine vocation des Francas est évidemment d’être parmi ceux qui assument ce rôle en Europe comme partout ailleurs.

 

Denis QUEVA

Avril 2000

 

 



[1] Reproduit par Pierre de Rosa, les Francas d’hier à demain, éd. Francas, 1986, page 35 dans sa version première et page 40 dans sa version diffusée aux premiers acteurs et partenaires du mouvement.

 

[3] Faute de place, on ne peut pas s’étendre ici sur le terrain social-chrétien dans lequel plongent certaines racines maîtresse de l’Union européenne. Ce terrain n’est évidemment pas celui des Francas : il a pu rendre ceux-ci – comme la plupart des associations se réclamant de la laïcité – plutôt enclins à réfuter les développements auxquels il a donné lieu au fil du temps.

[4] Fédération internationales pour les échanges éducatifs d’enfants et d’adolescents